THE MOUTH AND THE CANDY [PV EMERY]

Du bout de la rue, on pouvait déjà entendre les cris, les gloussements, les adolescents qui se hélaient entre eux. La musique parvenait ensuite, assourdie, réduite aux basses tambourinantes et aux accents enveloppants d’une voix légèrement rauque.
Leeeave me the hââârd part, it's all I waant...
La grande salle du Coffee Shop sentait déjà la sueur et la bière renversée. La nuit était tombée tôt - c'était de saison -, et un petit groupe de jeunes filles s’y ébattait en rythme, leurs cheveux collés par l’effort se balançant de manière plus ou moins accentuée selon leur degré d’ébriété. Les bras dénudés, elles ne semblaient pas sentir le froid. Un autre samedi soir à Forks, avec tous ces adolescents qui jouaient à se vautrer dans une débauche au fond bien sage, qu'ils imaginaient pourtant digne des héros de Laclos.
Mortes de rire et plus ou moins titubantes, les jeunes filles se décidèrent à rentrer cuver leur bière à l'intérieur, sans doute affalées sur les banquettes vert prusse. Sur une petite estrade au fond de la salle, une longue brune et son synthétiseur tachaient d'animer la soirée. Comme tous les samedis, c'était cette fille, Paige. Et, comme tous les samedis, elle se collait à son micro et ondulait des hanches d'une manière extrêmement... suggestive. Au vu des sifflements sporadiques et des rires gras qui montaient de la table occupée par trois des joueurs de l'équipe de football américain, personne ne doutait qu'ils se plaisaient à commenter cette manière beaucoup plus crûment.
Alors qu'elle tapotait sur son synthé d'un air absorbé, la Paige en question ne semblait leur prêter aucune attention. Elle dardait sur la petite foule un regard volatil, passant d'un visage à un autre. En d'autres termes, elle chassait déjà.

- Et maintenant, quinze minutes de pause.

Paige se décolla de son micro et sauta par terre. Le sol poisseux adhéra brièvement à la semelle de ses baskets. C'était vraiment dégueulasse. Ted, le proprio, nettoyait une fois tous les trente-six du mois, et Paige le soupçonnait de le faire par goût, pour donner à son bar un air de bouge décadent. Paige trouvait ça marrant, même si elle doutait que cette pouponnière pour gamins saoulés à la Budweiser puisse un jour prétendre au titre.
Ted, justement, lui faisait signe de derrière son comptoir. Elle avala cul sec le gin qu'il lui tendait et en pris un autre pour la route. Elle hésitait depuis tout à l'heure entre un étudiant esseulé, le geek dans toute sa splendeur, et une jeune fille aux cheveux écarlates qui traînait près des baffles. Oh, et pourquoi pas les deux, après tout ?
Paige fit tourner son gin entre ses doigts, un sourire de bien être mâtiné de légère jubilation s'attardant sur ses lèvres. Elle passait une excellente soirée.

Elle allait se décider à commencer par le nerd de service quand elle reconnut une silhouette familière. Son sourire s'accentua. Elle ne l'avait pas vue, du haut de son estrade.
Sans plus de cérémonie, elle se laissa tomber sur la banquette que la jeune fille occupait seule - évidemment seule - et signala sa présence par une tape sur son bras.

- Alors Emery, on sort pour s'encanailler ?

Elle lui adressa un gentil clin d'oeil. Au delà des perspectives toutes gustatives qu'elle offrait, Paige était vraiment contente de la voir.

Paige regarda Emery retirer son baladeur de ses oreilles, un léger sourire flottant sur ses lèvres. Elle qui croyait que la jeune fille était venue l'écouter jouer... Mais non, la gamine restait perdue dans son trip seventies, même un samedi soir en pleine foule.
C'était une des principales raisons pour lesquelles Paige aimait bien Emery : contrairement à la plupart des humains - et même de leurs homologues à dents tranchantes - elle était imprévisible. Et Paige détestait ce qui était prévisible.
Ces gamins en quête de débauche luxuriante, qui ne récolteraient en tout et pour tout qu'une gueule de bois dominicale, étaient absolument prévisibles. Leurs parents, parqués dans leurs maisons bien propres et inquiets du retour de leur progéniture, dans cette fébrilité perpétuelle qui caractérisait socialement le "bon parent", étaient plus prévisibles encore.
Paige méprisait ces gens. Et c'était pour cela qu'elle aimait s'en nourrir : quoi de plus jouissif, en effet, que de débarquer dans ces vies d'Epinal et de tout bouleverser ? Y avait-il vraiment quelque chose de meilleur que de voir cette lueur paniquée dans les yeux de ses proies, celle qui montrait qu'en eux, tout un univers de certitudes et de leçons bien appris s'écroulait dès lors qu'elle plantait ses dents dans leur chair ?
Paige jeta un coup d'œil à Emery et se demanda quel goût aurait sa chair. Le sang des jeunes filles avait généralement un goût de cannelle. Mais chaque cocktail était particulier.

- Toujours dans ton trip Black dog ? " demanda-t-elle, se distrayant un instant de ses considérations culinaires.

La remarque de son interlocutrice sur le caractère douteux des adolescents qui les entouraient arracha un petit rire à Paige. Contrairement à Emery, elle tolérait leur présence sans problème. En considérant l'espèce humaine en simple et vaste garde-manger, c'était même comme ça qu'elle préférait ses jeunes victimes. Légèrement troublées par leurs semblants de fêtes dionysiaques. Quoique, bien sûr, ça ne vaille pas la lucidité suppliciée de leurs géniteurs.

Paige s'affala un peu plus sur la banquette, avalant une nouvelle gorgée de gin. Elle avait envie de quelque chose de nouveau, ce soir... Seulement, elle ne savait pas bien de quoi.

- Dis-moi Emery, c'est quoi pour toi, un samedi soir réussi ?

La question était moins anodine qu'elle en avait l'air. Paige but une autre gorgée d'alcool. Il ne réchauffait pas la froideur de son corps, mais son goût n'en restait pas moins très appréciable. Elle répéta :

- Alors, hein ? Ce serait quoi, ton samedi soir idéal ?